dimanche 22 février 2015

Redneck Movies, ruralité et dégénérescence dans le cinéma américain

Auteur: Maxime Lachaud
Maison d'édition: Rouge Profond
Date de publication: 2014
Nombre de pages: 416

Une anthologie du cinéma rural américain. Centré sur la figure archétypale du redneck (péquenaud).
Un corpus colossal qui embrasse autant le documentaire, que la comédie en passant par le film d'horreur...



Essayiste et journaliste français, Maxime Lachaud s'est imposé comme une référence dans la recherche autour des arts et de la littérature du Sud des États-Unis. Il est l'auteur du livre Harry Crews, un maître du grotesque (K-Inite, 2007), la première étude française sur cet écrivain sudiste majeur. Attiré par les marges, Lachaud a pu coécrire une encyclopédie critique du cinéma Mondo (Reflets dans un œil mort, Bazaar & co, 2010) ou codiriger une anthologie sonore sur le groupe de science-fiction expérimentale Limite (Aux Limites du son, La Volte, 2006). Ses entretiens, très nombreux, pour divers médias (presse, télé, radio) l'ont amené à rencontrer des cinéastes de toutes nationalités.



Easy Rider et ses redneck meurtriers et fascistes
Le cinéma américain est un univers immense. Il a enfanté nombre de figures iconiques et de conventions qui vont de soi aujourd'hui. Parmi elles, on trouve un drôle de personnage, le campagnard dégénéré, le consanguin...Empli de frustrations et de pulsions, il sème le trouble.
Qu'il vive dans le désert texan ou dans le bayou louisianais, qu'il se livre au cannibalisme ou la fabrication d'alcool frelaté, il est toujours une effrayante incarnation de l'altérité. Décliné dans de nombreuses nuances et de nombreux genres, il fait clairement parti du paysage cinématographique, à tel point que d'autres pays se sont emparé de cette figure pour la décliner version ''couleur locale''. Maxime Lachaud, en grand amateur de culture Sudiste (région où les fameux rednecks sont légion) a décidé de mettre les mains dans la boue pour nous conter l'histoire de ces inquiétants personnages.

Son livre est une véritable bible. A première vue, on pourrait croire que le sujet ne reposerait que sur un corpus assez maigre ou épars, mais il n'en est rien. Dans un premier temps, il prend bien le temps de contextualiser, de présenter la figure centrale de son livre. A travers sa culture, son folklore, ses pratiques et son Histoire, l'auteur nous dresse un portrait très riche et plus contrasté qu'il n'y paraît de son sujet, irrémédiablement lié au Sud des Etats-Unis. Il nous parle des influences littéraires (Faulkner, McCarthy, Harry Crews...), esthétiques qui ont amené à la construction progressive de cet univers Sudiste, plein de bruits, de peine et de fureur. Puis il attaque avec de lointaines racines qui remontent aux origines même du cinéma avec un grand nombre de métrages muets. Cette mise en place est certes longue mais n'en est pas moins passionnante et nécessaire, que l'on soit un novice ou non, tant on y apprend nombre de choses.

Brad Dourif dans Le Malin
Vient ensuite la deuxième partie qui se focalise sur l'âge d'or du cinéma rural américain, les 70's. On y aborde bien sûr les deux immenses chef d'oeuvre que sont Massacre à la tronçonneuse et Délivrance qui ont donné leurs lettres de noblesse au redneck movies tout en transcendant les simples limites du cinéma d'exploitation. Car, bien souvent, il sera question de cinéma Bis. On y parle des films de Russ Meyer, de Roger Corman ou de Lloyd Kaufman, qui auront fourni les drive-in Dixie pendant des années. Comédies, films érotiques ou pornographiques, films d'horreur avec ou sans monstres, survival...Le redneck est vendeur est sera décliné à toutes les sauces. On y trouve autant des films de propagande religieuse complètement fous que des documentaires sur les trafiquants d'alcool des Appalaches. Mais il y aussi de grands films: La Nuit du Chasseur, Les Nerfs à Vif... On croise Burt Reynolds, Ned Beatty, Brad Dourif... Des entretiens avec de nombreux acteurs, réalisateurs et producteurs (dont les indispensables Tobe Hooper et John Boorman) ont permis à Lachaud de nous livrer nombre d'anecdotes et de pistes de lecture pour ces œuvres diverses et (a)variées. Il ne néglige jamais le sous texte parfois étonnant que ces films, souvent de ''mauvais genre'' peuvent porter (politique, critique du racisme et de l'Histoire américaine en général...).

Le joueur de banjo flippant de Délivrance
Dans une troisième partie, il évoque l'impact de ce choc originel des 70's sur le cinéma mondial. On y parle de films qui reprennent les conventions et codes de ces œuvres en les adaptant à d'autres pays (Wolf Creek en Australie, Calvaire et La Traque en France...). Les hommages plus ou moins appuyés (les films de Rob Zombie ou encore Killer Joe de William Friedkin, entre autres). Mais aussi pléthore de documentaires visant à nous montrer le Sud, le vrai et ce qui l'ont fait et le font encore aujourd'hui. 

Searching for the Wrong Eyed Jesus un documentaire sur la country sombre du Sud
Particulièrement riche, atypique dans son sujet mêlant sérieux et exhaustivité, Maxime Lachaud nous livre un indispensable richement illustré et documenté. Son prix d'une cinquantaine d'euros est plutôt justifié vu la qualité de l'ouvrage. Un travail de recherches et de documentation énorme, parfaitement lisible et en tout point passionnant.

dimanche 1 février 2015

Mon ami Dahmer


Titre original: My Friend Dahmer
Auteur: Derf Backderf
Maison d'édition française: ça et là
Date de publication: 2013
Nombre de pages: 224
Derf Backderf a côtoyé Jeffrey Dahmer durant leurs années lycée. Ce dernier deviendra, quelques années plus tard l'un des tueurs en série les plus célèbres...Il raconte cette relation étrange et le basculement progressif de son camarade de classe...



John ''Derf'' Backderf est un dessinateur et caricaturiste américain né en 1959. Il est surtout connu Outre-Atlantique pour sa série The City, publiée périodiquement dans de nombreux titres de presse depuis 25 ans. Il a dessiné et écrit plusieurs romans graphiques, qui ont tous pour point commun de narrer des éléments de sa vie. Trashed évoque son année de travail comme éboueur, Punk Rock et Mobile Homes la scène punk et son importance pour les jeunes du Midwest dans les 80's et enfin, le livre qui nous intéresse...Il a été récompensé à de nombreuses reprises pour son travail tant de caricaturiste que d'auteur (notamment à Angoulême, où il semble avoir pris ses habitudes).




Jeffrey Dahmer à son procès
Jeffrey Dahmer est probablement l'un des meurtriers les plus tristement célèbres du XXième siècle. Né en 1960, il commettra 17 meurtres et fera preuve de nombreuses perversions et autre paraphilies macabres. Arrêté en 1991, il aura droit à un procès ultra médiatisé qui sera diffusé en direct à la télévision et commenté par des reporters du monde entier qui le verra condamné à 17 peines à perpétuité (justice spectacle et voyeurisme quand vous nous tenez). C'est l'un des rares tueurs à avoir combattu ses penchants pendant des années et a avoir fait preuve de remords après coup. Il mourra en prison, tué par un de ses codétenus en 1994. Cela étant précisé on peut attaquer le vif du sujet.


Les tueurs en série ont toujours exercé une fascination et un intérêt souvent mal placé, voire carrément dangereux. Monstres des temps modernes, ils sont la preuve que la fiction ne saurait atteindre le même niveau de folie et d'insoutenable que la réalité. Ils ont bien sûr inspiré un nombre incalculable d'oeuvres en tout genre depuis Jack l'Eventreur. Celle-là est clairement unique en son genre. 

M le Maudit de Fritz Lang, un des meilleurs films jamais réalisé sur un serial killer
Fruit de de huit ans de travail (l'écriture a commencé en 2004 pour une publication originale en 2012) et préfacé par Stéphane Bourgoin (LE spécialiste français des serial killers) il s'agit probablement d'un des ouvrages les plus originaux et intéressants produit sur le sujet. Comme on l'a dit précédemment, l'auteur a connu le sujet de son livre. Au collège puis au lycée dans les années 70. Il a donc pu voir Dahmer avant qu'il ne devienne le serial killer que l'on connaît. On a donc droit à une chronique de la vie quotidienne de l'auteur et de sa bande de potes qui accepteront dans leurs rangs un temps le drôle de freak qu'il était à l'époque. Mais attention, il ne s'agit pas seulement d'une collection de vieux souvenirs de cet âge tourmenté!! Backderf a fait énormément de recherches et il a consacré la fin de son roman graphique aux nombreuses notes expliquant le contexte, les dates et les détails qui lui ont permis de bâtir ce portrait saisissant. En effet, il nous montre un jeune en proie à de nombreux problèmes. Il a une vie familiale chaotique, il est homosexuel et vit très mal cette orientation sexuelle mal vue, il boit constamment pour refréner ses diverses pulsions...Tout le monde le rejette, qu'il s'agisse de ses voisins ou des enseignants, qui le voient comme un problème embêtant qu'il suffit d'étouffer pour qu'il se règle de lui même...En un mot, l'auteur montre un visage inconnu dès lors que l'on aborde les tueurs: leur humanité. Il nous montre que l'on ne naît pas serial killer mais qu'on le devient, le plus souvent à l'issue d'une longue dérive. Derf ne donne pas une image reluisante de lui même et de son entourage et n'hésite pas à mettre en avant les moqueries et le mépris avec lequel il a traité son ancien voisin de classe. En ce sens son honnêteté est salvatrice, car rare. Il laisse entendre que, si on avait réellement pris en compte les problèmes de Dahmer, on aurait pu le sauver de lui même. La société de l'époque et ses institutions sont pointées du doigt (surtout l'environnement scolaire).

La première planche
Mais, encore une fois, attention!! Il ne justifie pas les meurtres et les exactions innommables de l'assassin. Sa posture sur cet aspect ne souffre aucune ambiguïté, il éprouve de la compassion pour le lycéen instable, compassion qui disparaît dès lors que le premier meurtre est commis. C'est d'ailleurs sur ce passage à l'acte habilement suggéré que se referme l'intrigue.
Le style de l'auteur, tant dans l'écriture que dans le dessin, est unique est clairement affirmé. Il suffit de voir une planche de Backderf pour reconnaître directement le caricaturiste derrière le papier. Un noir et blanc puissant et net, empli de truculence, sa capacité à concevoir une atmosphère indéfinissable grâce à un ton unique et singulier. Sa lucidité et son sens du recul lui permet de revisiter son histoire et celle de Dahmer avec beaucoup de subtilité et finesse. Il n'a pas son pareil pour nous montrer l'envers de décors bien connus de notre inconscient collectif (le lycée, la fac et les banlieues proprettes)
La prise de conscience douloureuse de l'auteur
La lutte de Backderf pour publier ce récit incroyable qui le hanta des années durant est justement récompensée. C'est un succès critique et public incroyable pour une œuvre aussi inhabituelle et inconfortable, qui nous interroge et nous amène reconsidérer certains points de repère face à l'extrême. Il s'agit d'un des romans graphiques les plus forts qu'il m'est été donné de lire. Son intelligence, son anti-manichéisme et, disons-le, sa profonde humanité en font un comic book incroyablement fort qui ne laisse pas indemne, encore moins indifférent. Il est évident qu'il n'est pas à mettre entre toutes les mains, bien qu'il use essentiellement de suggestion et n'est pas explicitement violent...Si vous vous intéressez aux tueurs en série ou que vous êtes curieux de lire une BD hors normes, foncez!!!