vendredi 10 juin 2016

Me And The Devil Blues



Auteur: Akira Hiramoto
Date de publication: 2009
Nombre de pages: 250
Maison d'édition française: Kana
Nombre de tomes: 5


L'histoire de RJ, un jeune paysan noir du Sud des Etats-Unis qui rêve de devenir bluesman...sans se douter du prix qu'il devra payer pour y parvenir...


Robert Johnson. Probablement l'une des figures les plus emblématiques de la musique populaire du Xxième siècle. Son ombre sulfureuse pèse de tout son poids sur le blues de la fin des années 30, il est souvent vu comme étant l'un des pères fondateurs du rock n' roll et son influence sur le genre ne saurait être remise en cause (Bob Dylan, Jimmy Page, Keith Richards, Eric Clapton, Jimi Hendrix...tous l'ont repris et vénéré). Né entre 1909 et 1912 dans le Mississippi (Etat au combien important dans l'histoire du blues) il ménera une vie errante d'ouvrier agricole avec sa mère et son beau père (son père biologique l'a abandonné peu après sa naissance). Il se marie avec la jeune Virginia, qui mourra en couches, à l'âge de 16 ans.

La bonne ambiance...

Un des deux seuls clichés
authentiques de la légende
A la fin des années 1920, Robert, vivant désormais à Robinsonville, commence à jouer de la guitare et de l'harmonica. Il rencontrera Son House (qui était déjà une légende dans le circuit des bars clandestins), qui le ridiculisera en lui conseillant de ne se consacrer qu'à l'harmonica plutôt qu'à la guitare. Dès lors, Johnson décide de partir, de revenir dans sa ville natale pour retrouver son père disparu. On ne sait si il le trouva, mais ce qui est sûr, c'est qu'il rencontra un mystérieux musicien, Ike Zinnerman. A son contact, il développera considérablement son talent de guitariste et commencera à se faire un nom dans tous les juke joints (bars réservés à la clientèle noire où le blues est né et s'est développé) où il passera. A son retour, deux ans plus tard, il impressionne tout le monde et même son ancien détracteur Son House s'inclinera devant sa nouvelle dextérité. La légende est déjà en marche, car le bruit court que Johnson aurait conclu un pacte avec le Diable à un fameux embranchement pour pouvoir jouer de la sorte un blues jamais vu. Il mènera dès lors un train d'Enfer, devenant musicien professionnel et enregistrera même pour le label Vocalion en 1936. Ainsi naîtront 29 chansons, dont le ''tube'' Terraplane Blues, qui achèveront d'écrire l'étrange saga de ce drôle d'oiseau...Il meurt le 16 août 1938, dans des circonstances mystérieuses (on parle d'une bouteille de whiskey empoisonnée par un barman jaloux...). Il laissera seulement une poignée de photos, mais trois tombes...et beaucoup de questions. Son héritage est tout aussi important que la fascination qu'a suscité son histoire pleine de zones d'ombre.

SWAG: Singer With A Guitar

Voilà donc pour l'homme qui a inspiré le manga qui nous intéresse, maintenant, parlons de son auteur. Akira Hiramoto est donc un magaka né en 1976. il est l'auteur de plusieurs séries dont la comique Agonashi Gen to Ore Monogatari (essayez de prononcer le titre rapidement, c'est rigolo) et le plus sérieux Prison School. Lorsqu'il annonce qu'il désire s'approprier la figure de Robert Johnson et d'en faire un manga sérieux et définitif, l'éditeur a un peu peur et lui colle un ''superviseur'', Takashi ''Hotoke'' Nagai, pour s'assurer de la bonne tenue de route du projet. Et en fait...c'est une réussite...


En créant RJ, l'avatar fictif de Johnson, il s'amuse avec la légende, en prenant à droite à gauche des éléments folkloriques pour les combiner à sa façon. On voit donc RJ passer de paysan malheureux à aspirant bluesman, pris dans un engrenage effrayant à la suite du fameux ''pacte''. Il disparaît, laissant sa compagne 6 mois sans même s'en rendre compte, comme victime d'un mauvais sort. Il rencontre Clyde Barrrow (la moitié masculine de Bonnie & Clyde) et se bat constamment pour sauver sa peau... En dévoiler plus serait trop en dire, sachez simplement que la série nous offre deux méchants d'anthologie, parfaitement icônisés, des personnages crédibles et une intrigue qui, si elle prend son temps n'en est pas moins haletante. L'auteur nous entraîne dans un pur road trip fou et sordide dans le Sud profond. Il utilise avec pertinence un contexte difficile (ségrégation, prohibition...) mais propice à des situations tendues et dramatiques. Le fantastique se mêle alors à la réalité historique, nous offrant de grands moments de frissons dans une ambiance jamais vue pour un manga. Portant une réflexion profonde sur la violence propre à l'être humain, le rapport entre péché et religion, l'hypocrisie et, bien sûr, le sens du blues... Vous l'aurez compris, il s'agit d'un seinen (manga mature réservé aux adultes), il est donc publié dans la collection Big de Kana, dévolue à ce type d'oeuvres.

Bleu est une couleur chaude

Et la forme n'est pas en reste!! Le dessin est tout simplement splendide! Hiramoto nous offre des double pages incroyablement détaillés avec un sens de la composition ultra affûté. Les scènes d'action sont dynamiques et tout à fait lisibles. Les contrastes noir/blanc, les jeux de lumière et d'ombre et l'encrage hallucinant permettent au dessin de briser les limites des cases pour mieux nous fracturer la rétine. Une sacrée performance, le bonhomme gérant le scénario et le dessin à lui tout seul, fait rare tant au Japon qu'ailleurs...Les différents tomes portent tous les titre d'une chanson de Robert Jonhson, tout comme la série d'ailleurs. De plus, ils arborent tous une couleur qui leur est propre et qu'on retrouve jusque sur la tranche, les pages étant teintées. De beaux objets donc, tous se concluant par une postface d'un bluesman japonais, l'occasion de découvrir cette scène musicale aussi vivace que méconnue.
Le p'tit gunfight qui va bien

Alors, me direz-vous, cette série a-t'elle un défaut? Et bien, oui et il est aussi peu courant que frustrant...elle est inachevée. L'auteur a tout simplement tout arrêté en 2007 pour reprendre en 2015. Il y a donc 4 tomes sortis en français et 5 au Japon, sans qu'aucune traduction ne soit disponible...voilà. Et c'est vraiment dommage tant le projet est unique en son genre, intéressant de par son profond respect pour le sujet traité et l'inspiration débordante de son auteur à l'esprit tordu. Alors pourquoi en parler? Et bien parce que c'est assurément une perle méconnue, que ça nous change des bons gros shonen/blockbusters et que le caractère inachevé de l'oeuvre contribue à la draper d'une aura presque mystique, tout comme son illustre modèle de chair et de sang. Alors, si vous me demandez si la route vaut le coup malgré tout, je répond: OUI, mille fois OUI. Avec un peu de chance, si plus de gens achètent cette série, on aura droit à une vraie fin en France...Voilà, à vous de voir maintenant...

Un juke joint dans le manga



Si vous souhaitez aller plus loin, je vous conseille les ouvrages suivants:


Love in vain de Jean-Michel Dupont (pas de chance) et Mezzo. Une belle BD franco-belge, qui nous conte l'histoire de Johnson sous un angle plus réaliste et qui a fait sensation à sa sortie. Son noir et blanc racé et élégant ainsi que son scénario aux petits oignons y sont pour quelque chose...







A la recherche de Robert Johnson de Peter Guralnick. Un livre historique donc, qui prend pour fil rouge le voyage de l'auteur à travers les lieux qu'a hanté le fameux chanteur. Guralnick étant un immense passionné de musique populaire américaine, le livre est une référence, comme tous ses autre ouvrages consacrés à la soul, la folk, la country et le blues...Piochez donc dans sa bibliographie, vous trouverez forcément quelque chose qui vous intéresse...






mercredi 27 avril 2016

Sur les traces de Dracula




Auteurs: Hermann, Séra, Dany, Yves H
Maison d'édition: Casterman
Date de publication: 2009
Nombre de pages: 319

Une série de bande dessinées en trois tomes se penchant sur le personnage du fameux noble roumain aux multiples facettes, réelles et mythiques...


Dracula est clairement une des figures les plus importantes de la culture pop...être aux multiples visages (littéralement...) il a eu droit à des adaptations, déclinaisons et autres apparitions sur tous les supports possibles et imaginables...Il mérite amplement un tel traitement, tant cette figure est riche, dense et intemporelle...ça tombe bien, aujourd'hui, on le pose sur la table d'opération...


Transylvania! Fuck yeah!!

Les auteurs:

Hermann est probablement le plus connu de l'équipe. Dessinateurs génial à la carrière ultra riche (surtout connu pour l'énorme cycle des Tours de Bois-Maury) il a récemment été récompensé pour l'ensemble de son œuvre au festival d'Angoulême. A ses côtés, au scénario, on trouve son fils, Yves H qui signe toutes les intrigues de la série.


Yves H et son pôpa Hermann

Au dessin, nous avons aussi Séra, un vétéran d'origine cambodgienne auteur des dessins de la série les Processionnaires.

Séra

 Et, pour finir, Dany, Belge à la longue carrière et à la bibliographie foisonnante.

Dany (vous aussi vous trouvez qu'il ressemble
à un mélange entre Harisson Ford et Patrick Sébatien?)




Vlad III Tepes,
handsome is my second name...

Entrons donc dans le vif du sujet, qu'elle est donc cette série? Il s'agit en fait de trois one shots ayant certes en commun le personnage de Dracula mais se focalisant chacun sur un aspect très précis du bonhomme. Le premier tome nous parlera de Vlad III Tepes, surnommé Dracula, le personnage historique (qui aurait inspiré Bram Stoker même si il est difficile de dire dans quelle mesure...). Le second de Bram Stoker lui-même et de l'écriture de son chef-d'oeuvre (Dracula le roman sorti en 1897) et le troisième...et bien il est ''particulier''.




Commençons donc la critique, tome par tome.

Le premier, titré Vlad l'Empaleur, est donc un récit biographique du voïevode (et non, le vrai Dracula n'a jamais été comte) de Valachie (et il n'a pas on plus régné sur la Transylvanie), une principauté roumaine. Le dessin d'Hermann est très réaliste, assez organique tout en nous offrant de belles compositions qui respirent au travers d'un découpage souple, tout comme les sublimes couleurs et lumières, qui soulignent à merveille la dramaturgie du propos. Ledit propos est assez intéressant puisqu'il s'intéresse à une figure empreinte d'un certain mystère et d'une réputation sulfureuse. On suit donc Vlad de sa naissance à sa mort, au travers de son combat pour tenir le trône de son domaine, pris entre le marteau et l'enclume. D'un côté, l'empire ottoman (dont il fut un temps l'otage) le pousse à se soumettre, tandis que ses voisins voient d'un mauvais son tempérament brutal et sans concessions et tentent de le canaliser et parfois et de l'éliminer...Le contexte est assez complexe (les Balkans n'ont malheureusement pas attendu les années 90 pour vivre dans le chaos...) et repose sur un cycle sans fin de trahisons, au milieu desquelles va surnager le guerrier en armure rouge. On doit saluer le talent de Yves H. qui réussit à rendre le tout parfaitement lisible et digeste, racontant une intrigue complexe qui ferait passer Game Of Thrones pour Oui Oui à la Plage (sisi...), le tout sur seulement 67 pages. La violence est souvent crue et la figure de Vlad a clairement de quoi effrayer tout en conservant une aura de fascination presque morbide. A noter que chaque tome comportera un dizaine de pages dévolues à des informations sur le contexte dans lequel il se déroule (un bon complément qui permet d'approfondir le sujet) Une entrée en matière remarquable, qui nous montre que le Dracula réel n'a rien à envier à son homologue de fiction et qui laisse présager le meilleur pour la suite.

La naissance du p'tit Vlad...ça claque hein?



Une des rares photos de Stoker, prise en 1905
#autérité
La seconde partie, baptisée sobrement Bram Stoker, nous entraîne donc dans l'Angleterre victorienne, et nous conte l'histoire de Bram Stoker, l'auteur injustement méconnu d'un roman pourtant universel, Dracula. Là encore, on le suit de sa naissance jusqu'à sa mort. Et c'est LA CLAQUE. Ce deuxième tome est vraiment une surprise aussi belle qu'inattendue. On a droit à une approche assez hors norme, tant sur le fond que sur la forme. La composition est unique, alternant habilement cases et extraits du roman. Les planches ont chacune leur propre structure, ce qui est très inhabituel. Le dessin est fait de manière numérique, ce qui est normal vu le challenge que présente le récit. On a droit à des traits blancs qui semblent émerger d'arrières plan d'un noir d'encre. Les visages sont pâles, d'un gris bleuâtre et les décors paraissent éthérés. Pour ce qui est de l'intrigue, on se concentre donc sur Bram Stoker, de son enfance d'enfant souffreteux à sa mort dans le dénuement en 1912 (le jour du naufrage du Titanic, donc tout le monde s'en foutait...). On le voit passer de fonctionnaire à Dublin à régisseur dans un des théâtre les plus en vue de Londres, le Lyceum. Il se met alors au service d'un des plus grands acteurs britannique des son temps, Henry Irving. Cette relation particulièrement malsaine de dominant/dominé entre le régisseur et son patron/ami/modèle est au cœur du récit. Yves H émait une hypothèse intéressante dans ce tome, celle selon laquelle le chef-d'oeuvre de Stoker ne serait qu'une sorte de récit autobiographique fantasmé, soigneusement travesti en récit fantastique. Tous les personnages du roman seraient les différentes facettes des membres de l'entourage de Stoker (sa femme, Irving...). Dans cette plongée au cœur de la vie et de l'âme du géant irlandais, on croise du beau monde, tout le gratin romantique de l'époque (Wilde, Whitman...). On redécouvre avec surprise, mais non sans plaisir, ce roman au travers de son auteur. On perçoit dès lors la profonde détresse de Bram, ses obsessions (mariage heureux, force morale...) et le fait que cette œuvre lui permet d'extérioriser ses frustrations, lui qui semble avoir vécu ce qu'il nous conte...Une vraie merveille qui ouvre une porte immense sur un homme de l'ombre et son époque toute aussi sombre...Les suppléments permettent justement d'en apprendre plus sur les inspirations et sources de l'auteur (et montrent que le lien entre le Dracula de fonction et son modèle historique sont finalement assez ténus) et mettent en avant les liens entre la grande et la petite histoire.


Et voilà qu'arrive le troisième tome, Transylvania...et, comme dirait l'autre....c'est LE DRAME. Ce dernier segment, toujours scénarisé par Yves H et dessiné par Dany, brise la superbe ligne instaurée par ses prédécesseurs... Il s'agit cette fois de parler directement du Dracula de fiction, et bon...comment dire...Niveau scénar' on a droit à tous les poncifs du genre (le couple en crise, les vampiresses nymphos, le comte majestueux et maudit...) un gros gloubi boulga qui mixe tout ce qu'on a déjà vu 100 fois ou presque sur le personnage. En gros, un dessinateur de BD en manque d'inspiration décide de débarquer en Roumanie avec sa femme sur l'invitation d'un mystérieux correspondant...vous connaissez la suite...Niveau dessin et bien Dany est clairement plus habitué à raconter des histoires légères, voire coquines...du coup, il s'en donne à cœur joie et nous colle des cases-nichons un peu partout (là pour le coup, c'est en partie un mauvais choix de recrutement...tout ne lui incombe pas), les couleurs sont assez vives et soutenues, ce qui est souvent un peu agaçant voire agressif. Fort heureusement, il y a quelques fulgurances...mais bon, on est loin du niveau des tandems précédents, et ce n'est pas la fin ouverte en mode twist-haha-vous-croyez-que-c'est-fini-et-bé-non qui va arranger les choses...Une note finale décevante donc, mais consolons-nous en mettant en avant le niveau stratosphérique des deux premiers tiers de la série!

Huuuuum, subtil, élégant...ou pas...

Les trois tomes sont complétés par un guide, qui nous propose deux circuits ultra détaillés pour explorer la Roumanie et découvrir les lieux qui ont servi de décor à la légende. Une excellente initiative, qui pourrait bien donner quelques idées aux voyageurs...J'en profite pour conseiller quelques ouvrages à ceux qui souhaiteraient aller plus loin:


  • Dracula de Matéi Cazacu, véritable bible sur la figure historique de Vlad l'Empaleur...son auteur est un universitaire d'origine roumaine et membre du CNRS (payes ta crédibilité), le texte est donc un peu ardu mais vaut carrément le coup (on a aussi droit à pas mal de documents dont l'introuvable Capitaine Vampire de Marie Nizet, roman qui inspira Stoker et qui est français *cocorico+Marseillaise*)
  • Les Métamorphoses de Dracula de Denis Buican. Un peu plus général mais plein d'idées assez géniales.
  • Les Nombreuses Vies de Dracula de André-François Ruaud et Hervé Jubert. Biographie fictive du Comte, qui repose sur toutes les œuvres littéraires le mettant en scène autant que sur la réalité historique, une bonne introduction au personnage. La collection Bibliothèque rouge des Moutons Electriques est d'ailleurs très intéressante... 


Et bien sûr, lisez le roman de Stoker si ce n'est pas fait (ou relisez-le, au pire, vous le verrez différemment) et regardez donc les films le mettant en scène (peu sont vraiment mauvais alors faîtes-vous plaisir), surtout la version de 1992 de Coppola...

Coucou, t'as vu mon nouveau brushing?